VEGA • Chirurgienne

A peine le temps d’ouvrir les yeux qu’elle est d’jà sur pieds. Ou presque. Premier réflexe, s’extirper de sa cellule cryogénique et retrouver la liberté. Si seulement il ne lui manquait pas une jambe, parce qu’il parait qu’on congèle pas une prothèse comme on congèle l’corps humain, et qu’ils la garderaient à part le long du voyage. Et voilà, il n’en faut pas plus pour basculer en avant, déséquilibrée, s’écraser par terre et grogner, plus de frustration que d’douleur. Elle est encore assez vive pour chercher à se redresser toute seule, mais finit bien par héler le premier gamin à l’air perdu qui passe par là, et lui intime de venir lui servir de béquille. Et dans son ton, il faut bien comprendre qu’elle ne souffrirait aucune contestation.

Pourtant, toute cette assurance qui fend l’espace cache bien mal un vide intersidéral qui s’est fiché dans sa poitrine. Passée le premier choc, il faut bien se rendre compte qu’elle ne sait plus grand-chose. Mémoire sélective qui raye des pans entiers de sa vie, n’laisse plus qu’une carcasse vide, codée en binaire. Ah ça, c’est facile, de se rappeler de chaque os du corps humain, de savoir comment sauver un pauvre type qu’a eu la bonne idée de perdre une jambe – comme elle. Mettre un nom sur les gamins qu’elle a enfanté, un visage sur le père, ça l’est beaucoup moins. Et pourtant, elle a encore la force de s’avancer, de se servir du pauvre type qui passait par là comme d’une béquille pour avancer, jusqu’à retrouver sa prothèse dans un placard, parce que ça rime à rien d’rester planté-là à attendre qu’les étoiles passent. Ne reste plus qu’à comprendre c’qui se passe dans c’foutu vaisseau, et survivre.

Y’a pas grand-chose à dire, qu’elle dirait elle-même, préférant grogner et s’faire mystérieuse, plutôt qu’d’accorder quelques miettes de sa vie à des gens qui s’en moqueront bien. Et pourtant, l’âge se fait sentir, et amène avec lui un lot de souvenirs. Une enfance pas si facile, coincée dans un p’tit appart où les gamins s’empilaient, à vivre aux crochets d’parents qu’avaient ni le temps ni l’argent pour eux. C’est un drôle d’instinct de survie qui les a maintenus en vie, tous. Et a forgé une belle indépendance à Vega. Elle s’est débrouillée seule, et c’est bien l’seul truc qu’elle saurait gueuler à la face du monde. Elle n’a jamais eu besoin de personne, s’est hissée à la seule force de son caractère à travers les études, a enchainé les petits boulots pour collecter l’argent qu’il fallait elle-même avant ça. Et ça lui réussit, faut croire, à désormais être chirurgienne, même si les questions s’amoncèlent encore. On y croirait pas, qu’une femme comme elle dévouerait sa vie à aider des gens, et réparer les erreurs de la nature ou de l’humanité.

Finalement, peut-être que ça l’arrange bien, de plus se souvenir de tout, la mémoire rendue défaillante par cette étrange expérience, n’avoir plus qu’à constater qu’un jour elle a perdu une jambe, sans savoir comment. Elle le sait, au fond, qu’elle n’a jamais vraiment été seule, qu’une multitude de visages a toujours bercé son paysage. Des parents, des adelphes, un mari, des enfants, des petits enfants… Y’a toujours eu de quoi peupler son quotidien, sans qu’elle ne l’accepte vraiment, pas sûre de convenir au rôle qu’elle s’est donnée, à reproduire un étrange schéma qu’elle n’est plus à même de comprendre, maintenant qu’elle est coincée-là, et que sa mémoire flanche. Pas même moyen de se rappeler quand est-ce qu’elle s’est dit que ça pouvait être une bonne idée, de s’embarquer là-dedans, sur c’foutu vaisseau.