Un verre, puis un second. La farandole des assiettes qui traînent. Nour s'oublie dans la répétition des tâches, évite surtout les angoisses de ses sensations passées, se fait mécanique pour éviter les palpitations de ses terreurs. Elle n'est pas très douée pour gérer tout ça. Elle n'est pas très douée pour vivre ce genre de choses. Elle est venue ici pour écrire un article oubliable, par pour traverser une saga fantomatique.
Et clairement, ce n'est pas le cas, mais elle préférerait éviter de se sentir coincée dans le Horla. La serveuse est prête à accepter beaucoup de chose à son sujet - ta lâcheté ton égoïsme ta fadeur ton absence de talent ta misère ta fatigue ta faiblesse - mais ce genre de sensations relève d'un domaine de psychiatrie que son spécialiste n'est peut-être pas prêt à gérer.
Ce serait con, je l'aime bien Josh.
Elle secoue la tête et ramasse un nouveau verre avant de l'amener au comptoir. Paranoïa, voilà ce qu'elle ressent. Ni plus ni moins. Rien d'étrange ne s'est passé au final, et si la situation semble étonnante ce n'est que par les facéties de son esprit malade, rien de plus.
Rien de plus.
Pourtant, l'angoisse est là, qui frissonne et ronge ses entrailles, qui caresse et corrompt sa chair, creusant petit à petit son nid dans un corps inhospitalier. Elle n'en veut pas, Nour, de ce sentiment vorace. Elle n'en veut plus.
Ses yeux ébènes tombent sur la silhouette de son collègue, grand et large, arpentant la pièce comme s'il s'agissait de sa scène. Elle étouffe un sourire. C'est sans doute le cas : @Jesaïa semble être de ces hommes passionnés qui vivent au travail comme un acteur sur ses planches. Elle doit l'admettre: il a particulièrement bien rempli son rôle, ce soir.
La curiosité grignote un peu de sa peur et elle s'y raccroche, en bonne journaliste, en journaliste ratée. C'est plus rassurant de questionner le vivant que la nécrose en son sein. C'est plus accueillant d'observer le visage agréable que les cadavres dans ses placards.
Puis avec un peu de chance il lui offrira une bière, avant de l'oublier, parce que Nour est une plante verte dont l'aptitude à se fondre dans le décor est aussi efficace que pénible. Puis lui est trop charismatique, le genre de type que tout le monde aime sans connaître, le genre de gars qui sourit à tous sans vraiment se soucier de qui.
Peu importe, elle veut se détendre et, après la soirée qu'ils viennent de passer, elle imagine que lui aussi. Alors elle s'approche, doucement, lui ramène tous les verres, certains pas même terminés, et pose sur le comptoir ses petits doigts frêles, dont les ongles légèrement manucurés font un bruit curieux en tapotant le bois de la surface. Elle sourit tranquillement.
"Drôle de soirée, hein ?"