(W:03) highway to hell - Joseph

La nuit est passée à une vitesse folle, tout juste le temps de se remettre de quelques émotions, de noyer ses peines dans de succulentes bouteilles d’alcool et de grapiller quelques rares heures de sommeil plus ou moins réparatrices qu’il faut déjà se remettre au travail. Je pourrais pourtant renoncer, abandonner ce bar dans lequel je passe un nombre incalculable d’heures… Il est vrai que je pourrais agir de la sorte mais j’ai besoin de trouver une raison à cette vie que je ne comprends plus. Il n’y a plus rien qui fait véritablement sens, si ce n’est cette obligation de ne pas renoncer à une certaine forme de normalité. Baisser les bras, tout laisser foutre le camp, ce serait accepter cette noirceur qui tente de s’immiscer en nous, ce serait lui ouvrir grand la porte et l’accueillir comme s’il s’agissait du messie. Je n’agirais pas de la sorte, je me refuse à un tel destin et préfère accuser le coup, encaisser les rebondissements et les déconvenues pour mieux réagir avec une normalité qui tranche avec mes réactions excessives de la semaine passée. À ce stade, je pense que tout le monde a plus ou moins compris qu’il s’agissait d’une présence surnaturelle, qu’il soit véritablement question de sorcières ou non, là n’est pas l’importance… Il est plutôt crucial de comprendre pourquoi cet hôtel est ciblé depuis des décennies, pourquoi toute personne s’aventurant ici semble être instantanément vouée à rencontrer un destin tragique et, souvent, fatal… Certains des passages abordés pendant les recherches à la bibliothèque nous ont mis sur la piste, un lieu de culte sur lequel personne n’aurait jamais dû s’installer, une terre sacrée et hautement convoitée… Autant de petits éléments qui aident à y voir potentiellement plus clair à condition de bien vouloir accepter de croire en tout cela. J’imagine que les plus cartésiens en sont encore à prétendre que la forêt a dégagé une substance hallucinatoire qui a poussé tout le monde à la folie. Quand on sombre dans le déni, on peut tout expliquer, qu’on soit conscient de la stupidité de nos réflexions ou non… Mieux vaut avancer en solitaire quand personne ne te prend au sérieux, c’est ce que j’ai décidé de faire, discrètement, dans mon coin, à mon rythme.

Je m’applique à nettoyer chacune des tables, à récupérer les derniers verres pour pouvoir les nettoyer. De l’ordre, c’est tout ce dont j’ai besoin. Ce bar est mon lieu sacré à moi, je n’y serais peut-être jamais entièrement en sécurité mais j’ai au moins l’illusion de l’être. @Joseph est venu me donner un coup de main, je suis surement remonté dans son estime en essayant de réunir tout le monde après l’épisode de la forêt pour que chacun puisse contribuer à panser les plaies des autres autour d’un verre. En temps de crise, il est important de resserrer les rangs, se diviser maintenant, c’est nous mener droit à notre perte. « Merci pour votre aide… J’apprécie ! » J’aurais pu m’en sortir seul, je le fais à chaque fois après mon service du soir, mais avancer plus rapidement ne me déplait pas. Un sachet, abandonné sous une table, attire mon attention et me pousse à me baisser, ma curiosité violemment attisée… « Je n’y crois pas ! » Je démarre, un sourire étiré jusqu’aux oreilles. J’attrape le sachet et me redresse pour pouvoir le brandir en direction de mon vis-à-vis. « Lequel d’entre eux a décidé de décompresser en se roulant un petit joint ? » J’observe cette herbe et me tâte… Lui adresse un nouveau regard… « Vous en voulez ? »    

Imaginer @Joseph en acteur en herbe, figurant d’un long-métrage, ça a quelque chose de très amusant. Cet homme semble toujours tellement sérieux qu’on a du mal à l’imaginer un peu plus détendu sur un plateau de cinéma. Cerise sur le gâteau de cette image amusante qui se dessine dans mon esprit ? Les cheveux… Je ne l’imagine tellement pas avec une touffe brune, blonde ou même rousse. Jusqu’à maintenant je le visualisais plutôt comme un garçon qui, très jeune, avait renoncé à une implantation régulière de tifs. Lui, au crâne parfaitement ciré, brillant et entretenu… Il aurait pu en faire tomber des filles, les cheveux c’est parfois surfait après tout. N’y a-t-il rien de plus satisfaisant que de caresser un crane parfaitement lisse ? « Je peux vous caresser le crâne ? » Je demande, loin, très loin d’ici, encore plus loin de réaliser ce que je viens de lui demander. Et puis je reviens à moi, à cette découverte, à son passé d’acteur le temps d’un rôle de figuration. « Cheveux ou non, à l’époque les perruques existaient déjà… Mais faites-moi plaisir, si un jour vous décidez de céder aux sirènes du cheveu synthétique… Par pitié, ayez meilleur goût que Donald Trump. Une catastrophe capillaire ce Président… » Une catastrophe tout court, je vous l’accorde. Il est bien mieux sans cheveux, Joseph… J’aurais du mal à accepter le changement s’il se ramenait soudainement avec des dreadlocks ou une longue tignasse imposante.

Hôtel de luxe ou non, chaque bâtiment dispose des mêmes armes face à la menace incendie, c’est-à-dire aucunes. Il est difficile de lutter contre des flammes, surtout lorsqu’elles ravagent tout sur leur passage. Affronter un tel démon, c’est comme se préparer à mener une bataille sordide et stratégique sur le Front. Tu dois étudier toutes les issues, anticiper sur tous les débordements potentiels, voir venir la moindre mauvaise surprise pour éviter qu’elle en soit une… Le tout, pour te rendre compte au dernier moment que rien ne se passe comme prévu, le facteur humain et environnemental n’étant jamais suffisamment pris au sérieux pour véritablement pouvoir s’assurer de la viabilité d’un plan. Ces flammes auraient pu commettre bien pire si personne n’avait sonné l’alarme, si personne ne s’était réveillé en plein milieu de cette fameuse nuit avec le sentiment de ne plus être en sécurité. « Et vous… Avez-vous déjà succombé aux charmes d’un homme ? » Je me questionne à son sujet, parce qu’il parle souvent indirectement des femmes mais jamais des hommes… Lui aussi, il a été jeune, il a dû faire des expériences qui pourraient même me faire passer pour un débutant. J’en suis persuadé, derrière ses airs de ne pas y toucher, je prédis que notre futur soixantenaire est en réalité une bête de sexe. Ce sont toujours ceux qui ont l’air de ne pas y toucher qui consomment le plus. Un homme à femmes le Joseph ? Il a un charme certain, je ne puis le nier.

L’heure est à la musique, je me tiens près de ce jukebox, en attente d’une suggestion qui ne tarde pas à venir. Sa proposition a de quoi me surprendre, elle me fait sourire inlassablement. « Je ne vous imaginais pas grand sensible, monsieur ! » Encore moins du genre à verser une larme en visionnant pour la énième fois Bodyguard, j’aurais plutôt tendance à taper dans mes réserves de mouchoirs devant Ghost. « Elle est venue ici ? Sérieusement ? Comment a-t-elle fait pour en ressortir vivante ? C’est bien la seule… Enfin… Avec vous quoi ! » Je me demande combien d’autres personnes ont pu réchapper à l’influence nocive de cet hôtel, que ce soit physiquement mais surtout psychologiquement. « Vous me l’avez mis dans la tête, ça y est. » Je presse le bouton et, à deux doigts de lancer la musique je me retourne et, d’une voix grave à peu près assurée, je me lance, enflammé par cette mélodie que nous connaissons tous. « LOVE YOUUUU, OUUUH OHH WAA, I WILL ALWAYS… LOVE YOUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUU OUUUUUUUUUUUUUUU OH. I WILL ALWAYS LOVE, YOUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUU. I will always… Loooo ooo oooove… You ou ou. » Les vibes sont clairement à revoir, mais la musique vient recouvrir ma voix et laisser la douce mélodie chantée par Whitney nous réchauffer le cœur. « Mon vieux, ça c’est de la musique… Et pas cet espèce de rap à moitié chanté, à moitié parlé, à moitié vulgaire et à moitié aseptisé que l’on entend partout… Quand j’entends cela… Je m’inquiète franchement pour nos enfants ! » Cette expression fait toujours s’hérisser mes poils… Rappel bien trop percutant de la perte endurée… Tu n’es plus père, Jesaïa.

Rousse… Mon sourire s’étire très largement, agrémenté d’un regard… Ma foi coquin, si je puis dire. « Une belle rousse… Précisément ? Une belle rousse, à laquelle je pense que vous pensez que je dois penser que vous pensez que je pense que vous pensez certainement ? » Je me mordille la lèvre, comme pour contenir une joie immense qui menacerait d’exploser, effet de cette douce drogue oblige. « Vous avez un petit quelque chose pour @Mira, mon vieux ? Et moi qui pensais que vous étiez un vieux garçon prêt à retrouver la foi… » Ouais, je l’imaginais bien prier et idéaliser je ne sais quel Dieu plutôt que de pécho à tout va… Oui, mais attendez… Ne disais-je pas il y a quelques minutes que je le visualisais également très bien dans le rôle du chaud lapin ? La vie est parfois paradoxale, mon esprit l’est pleinement en tout cas. J’acquiesce fièrement lorsqu’il parle de mon service trois pièces. « L’oisillon est hors du nid, oui. » Enfin… Par oisillon… « Je ne fais pas référence à sa taille, bien entendu… Mais il déteste être surnommé Godzilla… J’crois qu’il préfèrerait répondre au doux nom de… Oh oui… King Kong… Ce doit être les poils qui font ça !» Un temps songeur, je ne me rends même pas compte de ce que je dis.

Coupable je le suis, mais le punch, lui, n’avait rien de criminel. « Dites-donc vous. » Je le pointe d’un doigt accusateur. « Je ne suis rien d’autre qu’un honnête homme… Vous êtes juste jaloux parce que mon punch était tellement formidable qu’il avait un goût de reviens-y auquel vous n’avez su résister et qui, au petit matin, vous a donné un bon gros mal de crâne… Je n’y peux rien si vous ne savez pas être raisonnable, mon vieux ! »